Freinet et le Parti Communiste.

De la réflexion à l’adhésion :

Freinet

On sait peu de choses sur les motivations qui ont conduit Célestin FREINET à adhérer au Parti Communiste. Bien sûr on peut penser que, comme pour beaucoup de jeunes enseignants, profondément marqués dans leur chair et leur conscience par l’horreur de la boucherie de la guerre 14-18, la jeune Révolution bolchévique de 1917 a constitué un formidable pôle d’attraction politique. De plus la bourgeoisie et le capitalisme ont conduit l’Europe à une gigantesque hécatombe, et les valeurs civilisatrices de progrès et de justice qu’elles pouvaient encore représenter sont désormais rejetées par bon nombre de ceux et celles qui ont vécu et survécu à cette horreur. Et l’école elle-même, qui a largement contribué de 1871 à 1914 à la préparation d’une politique revancharde et nationaliste du « Nous reprendrons l’Alsace et la Lorraine », apparaît aux yeux de beaucoup comme devant subir une transformation radicale. Pacifisme et internationalisme sont les nouvelles valeurs incarnant l’idée de changement et de progrès dans cette Europe exsangue qui de plus a désormais perdu le leadership de l’économie mondiale. Les années 20 sont marquées par une formidable implosion des valeurs traditionnelles : famille, patrie et travail, assortie de la lutte contre ses habituels défenseurs que sont l’État, l’Église et l’Armée. Nombreux sont ceux qui refusent désormais le « bourrage de crânes » et qui ont pris conscience du potentiel de leur force solidaire et « prolétarienne », face aux possédants et exploiteurs, et souhaitent parfois confusément parvenir à un monde nouveau à l’image (peut-être) de celui qui vient de naître en Russie.

Syndicalisme et politique, mais aussi culture, sont traversés par tous les courants d’une pensée radicale et révolutionnaire, portée par des éléments d’une jeunesse qui a subi de plein fouet l’atrocité de la guerre et qui a maintenant soif de prendre sa revanche sur l’histoire.

Gravement blessé par balle au poumon en 1917, à 21 ans, au Chemin des Dames, et après avoir suivi une longue convalescence (invalidité de 70 %), FREINET fait son entrée dans la vie active en 1920 comme instituteur au Bar-sur-Loup dans les Alpes Maritimes.

Fils de paysans modestes de Gars, il a indéniablement conscience d’appartenir à la classe des prolétaires, de ces travailleurs paysans et ouvriers qui créent la richesse et subissent les conditions de l’exploitation capitaliste. Il croit fermement à la solidarité et à l’action collective, et surtout à la nécessité de se regrouper dans des associations, qu’elles soient des syndicats ou des coopératives. Ainsi il sera à l’origine de l’électrification de son village natal, et participera comme trésorier à l’animation de la Coopérative de consommation villageoise l’Abeille baroise. Il créera ensuite la Coopérative d’Entr’aide Pédagogique, et puis encore la Coopérative de l’Enseignement Laïc (C.E.L.) en 1928 avec des instituteurs girondins. Sans oublier qu’avec d’autres pionniers du Mouvement (JUTIER, LAUROUA, BOUCHARD, MORMICHE…) par un appel lancé dès 1931 dans sa revue L’Imprimerie à l’École il sera à l’origine de la création de la Mutuelle d’assurance automobile des instituteurs de France, la M.A.A.I.F. en 1934… Syndicats, coopératives, mutuelles, relèvent d’une conception socialiste de la société, plutôt proudhonienne que marxiste, plutôt autogestionnaire qu’étatiste et centralisée. Concernant son engagement, il est certain que c’est d’abord vers l’action syndicale que se tourne FREINET. Ainsi il participe à des Congrès syndicaux et rejoint la Fédération de l’Enseignement (Unitaire) de la CGTU issue de la scission syndicale de la CGT de 1921. Il écrit dans la revue l’École Emancipée quelques articles dans la partie « vie pédagogique », plus quelques comptes rendus de lecture. Il y rend compte aussi des congrès pédagogiques internationaux auxquels très tôt il va participer, ainsi que des visites qu’il fait à l’étranger, comme en 1922 dans des écoles libertaires de Hambourg. Il lit énormément de revues françaises et étrangères auxquelles il est abonné (dont plusieurs en espéranto venant de l’Europe de l’Est) ainsi que des ouvrages spécialisés en pédagogie. Ainsi il lit la revue communisante d’avant-garde Clarté  [1] dont le directeur est Henri BARBUSSE, qu’il admire beaucoup pour son roman Le feu qui décrivait la réalité des tranchées. Dès 1923 il y écrit une série d’articles intitulés « vers l’école du prolétariat ». Également la revue libertaire Les Humbles [2] de Maurice WULLENS. C’est d’ailleurs avec celui-ci qu’il va se rendre en Russie pendant l’été 1925, faisant partie de la première délégation officielle d’enseignants européens invités en URSS pour un Voyage d’études en Russie par le Syndicat pan-russe des Travailleurs de l’Enseignement. Plusieurs comptes rendus de ce voyage paraîtront, dans l’École Émancipée en 1925-1926, dont celui de FREINET sous le titre de « mes impressions de pédagogue en Russie soviétique », puis dans les Humbles en 1927 intitulé « Un mois avec les enfants russes », illustré par des bois gravés d’Élise LAGIER-BRUNO [3].

Bois gravé Élise LAGIER-BRUNO

 Le récit de Maurice WULLENS : Paris-Moscou-Tiflis est beaucoup plus complet, plus politique aussi, et nous livre des anecdotes sur ses compagnons de voyage, dont certains comme FREINET et le Belge VAN DE MOORTEL ont tendance à s’écarter délibérément des chemins balisés d’une visite officielle guidée et encadrée, et découvrir par eux-mêmes les réalités de ce pays. Il ne faut cependant pas s’imaginer un seul instant que la vision de « Célestin au pays des soviets » a quelque similitude avec la bande dessinée de HERGÉ Tintin au pays des soviets qui paraît peu après, en 1929 ! Paradoxalement, c’est le libertaire Maurice WULLENS qui revient de ce séjour bien plus enthousiaste que FREINET [4], qui demeure quant à lui plutôt critique tout en étant très impressionné par la révolution russe et l’immensité de la tâche des éducateurs et l’enthousiasme des jeunes pionniers qu’il a pu observer. Tous deux auront eu la chance, rare à cette époque pour des occidentaux, de faire ce voyage dans la première république socialiste soviétique, un an après la mort de Lénine, et avant que ne tombe sur cet immense pays la chape de plomb du stalinisme.

En mars 1926 FREINET s’est marié avec Élise LAGIER-BRUNO, jeune institutrice des Hautes-Alpes qui s’enthousiasme pour la jeune révolution soviétique. En fin d’année, romantisme révolutionnaire aidant, ils vont adhérer tous deux au Parti Communiste (pas encore « Français », mais « Section Française de l’Internationale Communiste » S.F.I.C.). Cette adhésion, nous en avons eu confirmation par une lettre de ROLLET, alors responsable national de la M.O.R. [5], retrouvée dans les archives de Maurice DOMMANGET :

« J’ai eu des nouvelles des Alpes-Maritimes. La fraction est constituée. GIAUFFRET a posé sa candidature au secrétariat. BAREL  [6] a décidé FREINET a poser la sienne. FREINET vient d’adhérer au parti, il a des chances d’être désigné. » Effectivement FREINET sera élu secrétaire des Alpes-Maritimes de la Fédération Unitaire, et c’est en cette qualité qu’il sera délégué au Congrès de Tours en août 1927. C’est un congrès passionnant qui se déroule dans cette période charnière qui voit en Russie, après l’élimination des anarchistes russes, celle de TROTSKY et de l’opposition ouvrière. Partisans et adversaires de l’URSS de Staline s’affrontent à la tribune (même physiquement comme les frères Marcel et Maurice WULLENS), mais vont aussi tous ensemble participer à la grande manifestation unitaire et intersyndicale qui se déroule à Tours pour tenter d’arracher à la mort les militants anarcho-syndicalistes américains SACCO et VANZETTI.

Sébastien FAURE, le vieux militant libertaire, est également présent pour parler de pédagogie et de l’expérience de son école du travail de « La Ruche », à Rambouillet entre 1904 et 1917, avec la réédition de son ouvrage Propos d’Éducateur. Congrès bouillonnant, riche d’idées et de promesses pour ces enseignants, militants révolutionnaires qui ont en commun de vouloir faire bouger les choses, même s’ils se différencient et s’affrontent quant aux méthodes employées et aux objectifs à atteindre. Leur revue L’École Émancipée verra une équipe de rédaction qui comprend des représentants de toutes les tendances de la Fédération, parmi lesquels de nombreux adhérents du Mouvement de « l’Imprimerie à l’école » (Élise et Célestin FREINET, René DANIEL, Maurice WULLENS, Josette et Jean CORNEC…). Ces derniers vont d’ailleurs se retrouver après le Congrès syndical, et en tant que sous-commission pédagogique de la Fédération tiendront leur premier « Congrès des Imprimeurs », où ils décideront des circuits de correspondance et de la répartition des tâches (éditions, matériel d’imprimerie…) pour l’année scolaire 27-28, ainsi que la création dès la rentrée scolaire de 1927 d’une société commerciale appelée « Cinémathèque Coopérative de l’Enseignement Laïc » avec un groupe d’instituteurs girondins animé par Rémy et Odette BOYAU.

Un militant exemplaire :

Après leur adhésion au P.C., Élise et Célestin FREINET sont des militants de base disciplinés, modestes et consciencieux, et s’impliquant peu dans les querelles d’appareil et les exclusions de toutes sortes qui foisonnent de 1926 à 1936. Ce qui ne les empêche certes pas d’être critique, mais avec une grande indulgence pour tout ce qui peut se passer dans « la patrie du socialisme » en marche vers l’édification d’un monde nouveau et vers des avenirs radieux ! De plus la politique « classe contre classe » des années 30 a fait fondre considérablement les effectifs du Parti, et il faut resserrer les rangs… FREINET a trop le souci de sauvegarder l’unité de son jeune Mouvement qu’il sait traversé par tous les courants politiques de l’époque. Et il connaît la présence en son sein d’une écrasante proportion de « libertaires », regroupés par ailleurs dans la « Ligue Syndicaliste », tendance anarcho-syndicaliste minoritaire de la Fédération Unitaire [7].

Maintenir cette dynamique pédagogique qu’il anime, la développer, ne sera pas chose facile, et c’est pourtant ce à quoi il tendra constamment, sans d’ailleurs jamais renier ses propres engagements et options politiques, qu’il défendra le cas échéant avec vigueur et conviction… Colette AUDRY, qui avait vécu intensément cette période, me décrivait (entretien téléphonique du 21/11/1988) que, lors des Congrès annuels de la Fédération Unitaire (et en particulier celui de Marseille en 1930 où devaient s’affronter avec une rare violence les communistes de la M.O.R. contre les partisans de la Majorité Fédérale soutenus par ceux de la Ligue Syndicaliste) FREINET était « quelqu’un de soucieux surtout et avant tout d’assurer la promotion de son Mouvement pédagogique coopératif ! ». Mais tous ces militants sont engagés dans une lutte contre le capitalisme et la société bourgeoise, cléricale et réactionnaire, luttant contre la crise et le chômage des années 30. Et c’est ce qui fait, en dépit de leurs divisions, leur force et leur solidarité nécessaire. Il faut aussi savoir que bon nombre d’entre eux changeaient dans leur engagement politique, passant (souvent après exclusion) du Parti Communiste à la Ligue Communiste (trotskyste) comme Pierre NAVILLE, ou au Mouvement Libertaire comme Jean BARRUÉ et Raoul FAURE, ou à la S.F.I.O. (pivertiste) comme Michel COLLINET et Daniel GUÉRIN. Ou bien ils gardaient leurs convictions premières, ou encore n’adhéraient jamais à aucun parti, mais restaient « syndicalistes d’abord » ! Ainsi, lors d’une Semaine de l’École Émancipéeen 1969, Pierre VAQUEZ, instituteur retraité de l’Oise, confessait avec son humour particulier, que « lui aussi avait été, dans les années 20, touché par un microbe : le “stalinokoch” ! »… avant de se faire rapidement exclure du P.C., comme tant d’autres esprits rebelles à la philosophie et aux réalisations du « communisme de caserne ».

Lors de « l’affaire Freinet » de St-Paul de Vence en 1933, qui voit la droite et l’extrême-droite maurassienne locale, puis nationale, s’en prendre violemment à « l’instituteur communiste FREINET »… le Parti prend sa défense, avec le député Gabriel PÉRI qui intervient à la chambre des députés, puis en audience auprès de DE MONZIE, le ministre de l’Éducation Nationale de l’époque (entretien relaté dans sa revue « Les Humbles » par Maurice WULLENS, présent à la rencontre). Des pétitions, surtout lancées par les organisations syndicales, recueillent des milliers de signatures pour la défense de FREINET. Quelques articles dans l’Humanité le soutiennent également… mais aussi dans le journal de gauche socialisant L’Oeuvre. Avec quelques intellectuels et artistes.

Dans cette période de chômage et de soupes populaires du début des années 30, qui voit la montée de tous les dangers se profiler en Europe et dans le monde, FREINET n’a de cesse à partir de 1934 de lancer les appels les plus larges à l’unité pour lutter contre la réaction, la guerre, le fascisme et le cléricalisme [8]. Aucune exclusive envers tel parti ou tel syndicat n’est jamais lancée, et en 1935 c’est la constitution du « Front populaire de l’Enfance », puis de la « Ligue populaire des parents ».

Si FREINET définit la C.E.L. comme un « groupement d’instituteurs de toutes tendances », il n’en demeure pas moins qu’il affirme clairement ses propres options, en faisant adopter par le Congrès de l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement (I.T.E., d’obédience communiste) la constitution du Front Populaire de l’Enfance.

En 1936, au moment des procès de Moscou où l’on voit de vieux dirigeants bolcheviques être accusés des pires crimes par STALINE, et alors que l’on connaît l’existence des goulags comme l’embrigadement de la jeunesse par les témoignages irréfutables comme ceux de Victor SERGE, Maurice WULLENS interpelle FREINET sur le soutien qu’il apporte délibérément au régime dictatorial stalinien, avec les références qu’il fait constamment à l’URSS. Cette controverse paraît dans la revue du Mouvement L’Éducateur prolétarien, et va susciter des débats passionnants. FREINET justifie sa position en arguant qu’il défend d’abord la grande révolution soviétique et surtout le peuple russe, et que les difficultés en matière d’éducation de masse rencontrées par le régime sont immenses, mais que des progrès formidables ont déjà été réalisés, et qu’il n’a pas à donner de leçons aux acteurs du socialisme en marche…

Lorsque son ami Raoul FAURE, instituteur dans l’Isère, exclu du P.C. dès 1928 et revendiquant sans faillir son Communisme Libertaire, accueille et héberge clandestinement chez lui en 1938 le proscrit Léon TROTSKY, « le Vieux » comme l’appellent familièrement et affectueusement les révolutionnaires (Comme chef de l’armée rouge il fut aussi le liquidateur des opposants révolutionnaires anarchistes à la dictature bolchévique en 1921 à Kronstadt, et de la révolution makhnoviste ukrainienne en 1922 !), FREINET n’en fait aucun reproche à FAURE. Il ignore bien sûr, comme beaucoup d’autres, que STALINE a déjà lancé des assassins aux trousses de TROTSKY pour l’éliminer physiquement.

A l’avènement du Front populaire l’engagement de FREINET se fait dans de nombreux domaines. Il est candidat (pas élu bien sûr) du P.C. aux élections cantonales à St-Auban, dans les Alpes Maritimes, canton où se trouve son village natal de Gars. Son soutien auprès des républicains espagnols pendant la guerre civile est sans faille, et son école de Vence accueille de nombreux enfants réfugiés.

La généralité de Barcelone, à la demande des adhérents de la « coopérative espagnole de l’imprimerie à l’école », ouvre en 1937 une « École Freinet », sur les hauteurs du Tibidabo, dans une superbe propriété nobiliaire réquisitionnée pour la circonstance.

La période des doutes :

Mais en 1939, FREINET ne peut admettre les accords du « pacte germano-soviétique » conclus le 23 août entre l’Allemagne hitlérienne et l’URSS. Comme beaucoup d’autres militants communistes qui se sont engagés aux côtés des républicains espagnols qui reçoivent aussi l’aide de l’URSS, luttant contre les nationalistes franquistes soutenus par HITLER et MUSSOLINI, il est pour le moins perplexe face à ce virage incompréhensible de la politique soviétique, qui va entraîner la dissolution du P.C. en France et l’interdiction de ses publications. Politique que soutient (comme toujours !) le Parti de THOREZ en approuvant ce pacte le 26 septembre. Il exprime son désaccord lors de réunions au sein du P.C. désormais devenu clandestin, mais ne le fera jamais savoir publiquement, et il reste toutefois fidèle à son engagement. Militant discipliné et exemplaire, comme beaucoup d’autres à cette époque… Toutes les critiques qu’il formule à l’encontre de cette politique d’alliance contre nature ne le feront pas particulièrement bien voir de la direction de son parti, qui s’en souviendra… le moment venu, plus tard ! Le 20 mars 1940 (jour même de la démission du gouvernement de DALADIER) FREINET est arrêté par la police, sur ordre du gouvernement. Avec beaucoup d’autres militants suspectés de pacifisme, de militantisme communiste [9], de syndicalisme révolutionnaire, il séjourne dans plusieurs camps d’internement, d’abord sous la coupe du gouvernement légal de REYNAUD, puis du gouvernement de collaboration de Vichy après juin 40. Il y reste pendant 19 mois, jusqu’au 29 octobre 1941. De nombreuses personnalités, tant en France qu’à l’étranger (comme l’éducateur FERRIÈRE de Suisse) sont alors intervenues en sa faveur auprès des autorités de Vichy et de PÉTAIN en personne pour tenter d’obtenir sa libération, d’autant plus que son état de santé est devenu très inquiétant à cause des privations endurées dans ces camps.

A Alger en 1943, et plus tard à la Libération, vont commencer déjà à circuler des rumeurs, totalement injustifiées, propagées par certains membres du Parti comme quoi FREINET se serait compromis avec le régime de Vichy pour obtenir sa libération, voire même qu’il se serait rendu en Allemagne nazie… On lui reproche aussi les contenus de son livre Conseil aux parents écrit en 1942, et publié en Belgique.

Assigné à résidence à Vallouise dans les Hautes-Alpes et étroitement surveillé par les autorités, ce n’est qu’au printemps 1944 qu’il rejoint le maquis FTPF de Béassac dirigé par son beau-frère LAGIER-BRUNO. Et c’est avec l’étiquette P.C. qu’il devient membre du Comité Départemental de Libération (C.D.L.) du département et qu’il s’occupe des problèmes d’approvisionnement. A Gap il fait réquisitionner le grand séminaire et y installe jusqu’en août 1945 un Centre scolaire qui recueille des enfants orphelins ou abandonnés. Mais il s’occupe d’organiser aussi, sous l’impulsion de la (célèbre) résistante Lucie AUBRAC, d’autres centres scolaires dans le Sud-Est. Et c’est sous cette appellation que son école de Vence, saccagée pendant la guerre, rouvre ses portes à la rentrée scolaire de 1945, accueillant des enfants en majorité victimes de la guerre. Dans l’ambiance survoltée de la Libération, auréolé par son combat indéniable dans la Résistance, mais aussi avec le prestige conféré par la victoire sur le nazisme et les sacrifices de l’armée rouge et de l’URSS, le Parti Communiste (désormais « Français ») contrôle un grand nombre d’organisations, et son influence est notable et grandissante chez bon nombre d’intellectuels, comme dans la population, en majorité ouvrière, qui lui confère alors une forte représentativité électorale, avec 28 % des suffrages. Dans les syndicats, dans la presse, dans l’université, au Centre National des Ecrivains… les communistes épurent à tour de bras. Et il ne fait pas bon s’opposer à cette époque à un ARAGON, à un COGNIOT, à un DUCLOS, ou encore au « fils du peuple » Maurice THOREZ. Le P.C.F. tisse patiemment ses réseaux dans tous les domaines de la vie associative, économique, sociale, culturelle et politique…

Vers les lendemains qui déchantent :

A la Libération, FREINET relance aussitôt les activités de son Mouvement et de la C.E.L. Quelques adhérents ont disparu dans la tourmente, victimes de la barbarie nazie (TORCATIS, BOURGUIGNON, VARENNE – le père du doux poète et chanteur Pierre LOUKI, ami de BRASSENS…). Certains ont été prisonniers de guerre ou déportés en Allemagne, d’autres ont participé à la Résistance, et quelques uns parmi les plus anciens ont observé une attitude de pacifisme intégral pendant le conflit. FREINET pense alors que, dans cette période de reconstruction et afin de transformer efficacement l’école, le Mouvement qu’il anime doit s’orienter vers une organisation populaire de masse associant tous les mouvements d’éducation, ainsi que les syndicats enseignants. Il prend donc l’initiative en 1945 de la création d’une « Union Pédagogique » avec l’accord d’Henri WALLON, professeur au Collège de France, et président de la commission d’études pour la réforme de l’Enseignement, dite « Commission Langevin-Wallon » (à laquelle FREINET a collaboré dès 1939). Henri WALLON en assure la présidence comme représentant du Groupe Français d’Education Nouvelle (G.F.E.N.), et FREINET la vice-présidence comme représentant de la C.E.L.

FREINET a participé dans l’entre-deux-guerres à l’animation du G.F.E.N. et, comme WALLON est également membre du Parti, il n’a aucune crainte en incitant ses camarades de la C.E.L. à adhérer au G.F.E.N., et même à créer des groupes départementaux d’éducation nouvelle, là où ils n’existent pas. Mais très rapidement, début 46, il comprend que le G.F.E.N. est phagocyté par des universitaires et des inspecteurs de l’éducation nationale – de surcroît staliniens orthodoxes – et que le fonctionnement du G.F.E.N. n’a rien de démocratique, et qu’il en sera rapidement écarté comme ses camarades, simples instituteurs de la base… Aussi décide-t-il de rompre et de structurer son propre Mouvement en Institut Coopératif de l’Ecole Moderne, avec un fonctionnement horizontal décentralisé dans chaque département, et séparé en principe du fonctionnement de l’entreprise commerciale de la C.E.L. dont le siège est désormais installé à Cannes. Les statuts de l’I.C.E.M. ne seront officiellement déposés que l’année suivante en 1947, après accord du Congrès de Dijon. Quant à l’Union Pédagogique, elle ne résiste pas très longtemps à la turbulence politique et syndicale qui s’abat sur le monde, et donc sur la France, à partir de 1947.

Pourquoi cette appellation « Ecole Moderne » ? En effet c’est celle toujours existante du Mouvement espagnol de Francisco FERRER de « la Escuela Moderna » (née en 1901 et dont le siège est alors à Calgary au Canada, animé par des républicains anarchistes réfugiés). FREINET n’a pas voulu reprendre une appellation « Ecole, ou Education Nouvelle  », par opposition et justement pour se démarquer du G.F.E.N. Et l’aspect international de sa pédagogie comme de son Mouvement lui répugne à employer le qualificatif de « français ». Il semble bien que ce sont des pionniers du Mouvement, les ALZIARY, BOYAU, DANIEL, FAURE, MORMICHE, et autres libertaires… qui lui ont suggéré cette proposition, après s’être assurés d’un accord de principe auprès des anarchistes espagnols, dont ceux du Mouvement Freinet exilés au Mexique : Patricio REDONDO et José DE TAPIA.

La rupture : Déjà à Alger, en 1943, des bruits colportés par des communistes, dont Étienne FAJON, accusaient FREINET de collaboration avec l’Allemagne. Et FREINET, dès février 1945, prévient ses camarades dans L’Éducateur contre ces accusations calomnieuses, sans toutefois préciser quels en sont les auteurs. Il écrit au Secrétariat du P.C.F. et demande des explications, et il lui sera répondu le 25 juin 1945, sous la plume de Léon MAUVAIS : « Le COMITÉ CENTRAL du PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS, ayant pris connaissance du rapport de la Commission Centrale de Contrôle Politique, a décidé que : pour le cas de FREINET, Instituteur, Représentant le Parti au C.D.L. des Hautes Alpes, La C.C.C.P. (sic !) n’a pas à laver FREINET de calomnies qui pour elle, n’existent pas. La Région doit faire elle-même le nécessaire si elle le juge utile. » Malgré cette réponse claire, rumeur et bruits continuent de se propager, surtout à partir de 1947, où le P.C.F. commence à connaître des difficultés, et durcit ses positions et sa politique. En effet c’est la période où le Parti entre dans une stagnation certaine, et où les ministres communistes sont exclus du gouvernement.

En 1947 on assiste à un tournant car le monde devient bipolaire et, après le « coup de Prague » en 1948, le monde occidental prend brutalement conscience « qu’un rideau de fer s’est abattu sur l’Europe ». C’est le début de « la guerre froide » qui va voir se déchaîner les passions. Des témoignages sur la réalité du régime de dictature stalinienne commencent à paraître, comme le célèbre J’ai choisi la liberté ! de KRAVCHENKO. Et quelques intellectuels résistants comme David ROUSSET ont le courage de dénoncer les camps de concentration installés dans le « paradis communiste ».

Le P.C.F. réagit en radicalisant ses positions doctrinales, et en lançant des offensives et des grèves insurrectionnelles. L’unité syndicale dominée par les communistes à la C.G.T. se défait avec la création en 1948 de Force Ouvrière (d’ailleurs largement subventionnée par la C.I.A. et les syndicats américains). Les enseignants sauront sauvegarder leur unité et créent la Fédération de l’Education Nationale (F.E.N.) autonome, en adoptant la motion « BONNISSEL-VALIÈRE » proposée conjointement par un syndicaliste socialiste et par un syndicaliste révolutionnaire de l’École Émancipée. Face aux attaques dont ils font l’objet de la part du G.F.E.N., satellite du P.C.F., que la naissance puis le succès de l’I.C.E.M. prive de ses militants enseignants les plus actifs, et lassé de constater que le Parti ne les soutient nullement dans leur entreprise de changement en profondeur de l’école, FREINET et sa femme Élise annoncent fin 48 à la cellule où ils militent qu’ils suspendent leur adhésion, du moins jusqu’à ce que le Parti leur fournisse une explication claire sur les raisons d’une attitude aussi hostile.

Or c’est la période où se termine à Saint-Jeannet, près de Vence, et aux studios de la Victorine à Nice, le tournage du film L’École Buissonnière, d’après un scénario d’Élise FREINET, que réalise Jean-Paul (DREYFUS) LE CHANOIS [10], militant communiste bien connu, et que produit la Coopérative Générale du Cinéma Français (C.G.C.F.) largement contrôlée par la P.C.F. Production et réalisation sont donc entre les mêmes mains… On peut penser que c’est donc sur ordre du Parti que LE CHANOIS va refuser de respecter les clauses formelles du contrat, en supprimant du générique le nom de FREINET, ce qui signifie le refus de faire ainsi une publicité à celui qui concurrence les organisations du parti, et qui de plus vient de prendre ses distances avec lui. D’ailleurs, à sa sortie en avril 1949, tous les communiqués de presse prennent bien soin de ne jamais citer ni FREINET, ni la C.E.L., ni l’I.C.E.M., parlant toujours de film à la gloire de « l’éducation nouvelle » ! Et FREINET porte plainte contre la C.G.C.F., pour non respect du contrat, trois jours avant la première projection en public du film, afin d’en obtenir la saisie provisoire. Finalement le procès n’aura pas lieu, FREINET ne voulant pas compromettre la sortie du film, mais peut-être est-ce à ce moment là qu’il a pu arracher, en conciliation, que soit ajouté un carton à la fin du générique : « Matériel scolaire et documents de l’Institut Coopératif de l’école moderne. Techniques Freinet – Cannes ». Pour que le générique soit complet il demande que soit ajouté : « Ce film est dédié à : Mme Montessori (Italie), Pestalozzi (Suisse), Ferrière (Suisse), Bakulé (Tchécoslovaquie), Decroly (Belgique), Freinet (France) ». La C.G.C.A. refuse, mais sera condamnée en première instance, en juin 1951, à verser des dommages et intérêts et à modifier le générique, jugement confirmé en appel en mai 1952. Présenté à Pâques 1949 au congrès I.C.E.M. à Angers, le film connaît un véritable triomphe auprès des adhérents. Mais à ce même congrès aussi, des militants staliniens au Mouvement continuent toujours de distiller leurs accusations calomnieuses contre le comportement et les écrits qu’aurait tenus FREINET pendant la guerre.

A son retour à Vence, FREINET s’adresse aux responsables du Parti des Alpes-Maritimes et les somme, sous huitaine, d’apporter une preuve quelconque sur sa supposée trahison, faute de quoi il rompra définitivement. Il demande à être confronté avec ses accusateurs, qu’il prend la peine de nommer : FAJON, DELANOUE, et ÉNARD surtout qui l’accuse d’avoir rendu hommage à Pétain en 1942 dans le livre Conseils aux parents. FREINET propose de s’en remettre à l’arbitrage de THOREZ lui-même.

Pour faire reconnaître la vérité sur le film il organise une riposte militante, avec un article qui paraît dans la revue L’Éducateur du 1/06/49, et dont le titre est suffisamment explicite : « Dévoilons et combattons l’organisation du silence sur notre oeuvre dans la propagande pour l’Ecole Buissonnière ».

En Mai 1949, est publié l’ouvrage d’Élise FREINET Naissance d’une pédagogie populaire, qui relate en détail, et avec force documents à l’appui, les vingt années des débuts du Mouvement Freinet et de la C.E.L. jusqu’à la Libération. Les références à l’engagement des FREINET au Parti y sont totalement absentes, comme d’ailleurs tous les autres formes d’engagement politique… alors que le militantisme syndical dans les luttes y est constamment évoqué. Élise a essentiellement voulu privilégier l’aspect pédagogique dans sa relation des événements, et montrer le compagnonnage d’idées d’enseignants engagés dans une dynamique révolutionnaire de changement de l’école et de la pédagogie, et qui ont su aussi se doter coopérativement des moyens pragmatiques et concrets du matérialisme scolaire, sans le secours de la hiérarchie et surtout sans le recours au « centralisme démocratique » ! Ce livre connaît un grand succès, surtout chez de jeunes instituteurs(trices), et participe activement, avec la sortie du film l’École Buissonnière, à un renforcement important des effectifs militants des Groupes départementaux de l’ICEM et bien sûr des activités de l’entreprise commerciale pédagogique qu’est la C.E.L. Le P.C.F. ne peut que constater cet état de fait, alors que le mouvement pédagogique concurrent du G.F.E.N. qu’il contrôle est bien loin de donner de tels signes de vitalité, notamment dans l’enseignement primaire.

Peut-on parler d’entreprise délibérément concertée et voulue à ce moment par le Parti pour déstabiliser FREINET et son Mouvement ? On est fortement en droit de le penser, surtout que les principaux responsables politiques à l’enseignement que sont les WALLON, COGNIOT, DELANOUE, FAJON, ÉNARD… savent pertinemment que c’est par opposition politique tout autant que pédagogique que FREINET a créé l’I.C.E.M. il y a deux ans à peine face au G.F.E.N., afin de sauvegarder l’autonomie et l’unité de son Mouvement. De plus, en réponse aux accusations fielleuses de collaboration pendant la guerre dont il continue de faire l’objet, il s’est mis en congé du Parti. Et il n’a pas hésité à résister aux moyens de rétorsion que le Parti, par producteur et réalisateur interposés, avait voulu imposer en l’éradiquant du générique de l’École Buissonnière. Après la publication du livre d’Élise FREINET il ne fait plus aucun doute pour les Staliniens que FREINET est un adversaire politique dangereux, un obstacle qu’il faut contrer par tous les moyens. Mais on ne peut procéder avec lui comme avec un quelconque militant de base. On ne peut non plus exclure quelqu’un qui n’est plus membre du Parti, même s’il revendique toujours son appartenance à l’idéologie et aux valeurs communistes de sa jeunesse. FREINET est une personnalité connue, reconnue aussi sur le plan national et international, et des centaines d’instituteurs(trices) se retrouvent avec bonheur dans l’I.C.E.M. et la C.E.L.. Et parmi eux de nombreux militants politiques et syndicalistes communistes qui se satisfont fort bien de leur engagement pédagogique aux côtés de FREINET. Aussi ces intellectuels du Parti décident-ils d’attaquer FREINET sur les fondements mêmes de la théorie et des pratiques pédagogiques de son Mouvement. 

Les Staliniens contre FREINET : Le maître d’oeuvre de toute cette campagne orchestrée contre FREINET en est Georges COGNIOT [11]. C’est un homme qui connaît bien FREINET, avec qui il a milité dans l’entre-deux-guerres sur le plan syndical. Membre du Comité Central du P.C.F. cet intellectuel est chargé des questions d’éducation et de culture. Il est l’un des fondateurs et animateurs de la revue La Nouvelle Critique, lancée fin 1948en direction des cadres du Parti et des milieux intellectuels et universitaires, et qui se révèle être aussi un outil de propagande idéologique et de combat favorable à l’orientation politique moscoutaire durant ces années de guerre froide. De nombreux enseignants communistes y sont abonnés. COGNIOT va alors demander à un jeune professeur de philosophie, Georges SNYDERS, d’y lancer la première attaque contre la pédagogie de FREINET et aussi contre les contenus des publications documentaires des Bibliothèques de Travail (B.T.). Dans un article d’avril 1950 du N° 15 de La Nouvelle Critique intitulé : « Où va la pédagogie “nouvelle” ? A propos de la méthode Freinet », SNYDERS va classer FREINET, taxé de « mystificateur gauchiste », dans le camp des pédagogues réformistes et « petit-bourgeois » proche des pédagogues anglo-saxons et suisses comme DEWEY, PIAGET et DOTTRENS. Son argumentation s’appuie sur des citations de JDANOV, MARX et LÉNINE bien sûr, renvoie les lecteurs aux écrits de COGNIOT (naturellement), à l’oeuvre de WALLON et des mouvements organisés autour de lui (G.F.E.N. s’entend… ben voyons !), et conclut avec emphase sur le chemin tracé par MAKARENKO [12] et les réalisations soviétiques, annonciatrices du bonheur universel et de lendemains qui chantent !

Dans les numéros qui suivent, c’est au tour de Fernande SECLET-RIOU, secrétaire de WALLON d’intervenir. Dans son article « Les méthodes Freinet ne représentent pas toute l’éducation nouvelle », parlant au nom du G.F.E.N. et de la F.E.N.-C.G.T., elle concède quand même à FREINET la mise au point de quelques techniques, d’ailleurs « récupérables par l’école bourgeoise ». Et de citer L’éducation communiste de Mikhail KALININE, édité par « La Nouvelle Critique », ainsi que les interventions de COGNIOT évidemment. Et Roger GARAUDY [13] de se livrer à une longue analyse du livre d’Élise FREINET Naissance d’une pédagogie populaire. Il s’attaque au postulat de la « spontanéité » enfantine, de « l’expression libre », et décrète que l’idéal de « coopérative » est « imprégné d’une idéologie petite-bourgeoise du type proudhonien » qui aboutit à l’exaltation « gionesque » de la vie artisanale et rurale ! Et de conseiller, lui aussi, aux lecteurs de lire le livre de KALININE L’éducation communiste.

FREINET n’enverra aucun texte, aucun démenti, mais parlera de ces attaques dans L’Éducateur du 15 avril : « […] Nous n’avons jamais retrouvé l’équivalent, même dans les revues les plus réactionnaires » … « Critiquer du haut de la chaire est chose facile, mais réaliser dans la vie, unir la théorie à la pratique, n’est certainement pas l’affaire des fanfarons de la théorie pure ». Par contre de nombreux communistes, adhérents de l’I.C.E.M. et de la C.E.L. vont réagir et envoyer des réponses argumentées, démentant et infirmant les allégations de SNYDERS dans « La Nouvelle Critique » . Ce dernier, dans un second article du N° 18 (juillet-août) « Un exemple de socialisme utopique : FREINET – réponses aux objections » va donner sa pleine mesure. Jugeons-en par ces quelques extraits, en guise de florilège :

 « Pour FREINET, MARX et ENGELS, LÉNINE et STALINE n’ont pas existé : il n’y fait jamais la moindre allusion … » – « Que peut être une idéologie qui se veut révolutionnaire et qui ignore le marxisme ? Elle retrouve tout naturellement les vieux socialismes utopiques anarchisants – mais sans rien de leur apport créateur … » – « Et cette mystification bourgeoise trouve un étrange appui dans l’anarchisme utopique. » Puis « La Nouvelle Critique » publie quelques lettres qui lui sont adressées, triées sur le volet, et quand même, avec toutefois une condescendance certaine, la verte et cinglante réponse d’Élise FREINET dans le N°24 de mars 1951 … mais tronquée bien entendu ! Celle-ci prend un malin plaisir à truffer son article de citations bien choisies de STALINE et de LÉNINE, se gaussant de ces « professeurs, de ces Messieurs les agrégés, pour qui la chose essentielle qu’ils veulent voir, c’est la théorie marxiste formulée noir sur blanc, à propos de tout et à propos de rien. » ; et aussi : « N’essayons pas de savoir si dans leurs soucis de pères de famille SNYDERS et GARAUDY préfèrent voir leurs fils briller sur les thèmes de la lutte de classe dès la maternelle plutôt que de les voir apprendre à lire couramment, suivre leur programmes ou passer leurs examens ! ». En juin 1951, dans le N° 27, c’est COGNIOT en personne qui met un terme au débat, dans un article intitulé « Après la discussion sur l’« Éducation moderne » – Remarques préalables à un essai de bilan ». Il se veut conciliateur et, dans le style chafouin qu’il aime adopter, s’adressant au « camarade » FREINET, il aborde le problème des buts, du contenu, des méthodes de l’éducation du point de vue marxiste qui est le sien, avec force citations et références à STALINE et LÉNINE, à THOREZ aussi, mais bien entendu surtout aux « Oeuvres pédagogiques » du « grand MAKARENKO (admirable représentant de la pédagogie contemporaine) » dont l’ouvrage « le Chemin de la vie » paru en français en 1950 contient, dit-il, une excellente introduction de Mme SECLET-RIOU ! Et son article s’achève sur un chapitre qu’il appelle « la démagogie de l’éducation « libre » », où il met en garde contre l’a-moralité de la spontanéité, le laisser-aller de cette éducation libre … prônant au contraire les vertus de l’éducation morale « populaire » du magistère de l’éducateur « populaire », qui éduque et discipline la conscience morale des élèves, par un travail consciencieux et discipliné, et où la formation la meilleure de l’enfant est de participer (par exemple) … aux manifestations du Premier Mai, afin de développer en lui sa conscience politique ! ! ! Et, après avoir exécuté sans appel DEWEY, RABELAIS, MONTAIGNE et ROUSSEAU, de conclure de manière péremptoire : « La question est de savoir si, de notre temps, la théorie pédagogique de C. FREINET et de son groupe exprime les intérêts du prolétariat de ce pays et de tout le camp de la démocratie et de la paix en France. » On aurait pu croire que la joute en serait restée là, et d’ailleurs FREINET écrira personnellement à COGNIOT pour tenter un ultime dialogue, mais n’obtiendra jamais de réponse. Au contraire c’était mal connaître l’acharnement dont le P.C.F. est alors capable. Le relais va être pris par une nouvelle revue syndicale enseignante qui démarre en octobre 1951 :» L’École et la Nation » dont le directeur est Étienne FAJON [14], autre Stalinien d’envergure dans l’appareil du Parti.

FREINET, qui le connaît bien pour avoir aussi milité avec lui à la Fédération de l’Enseignement Unitaire dans l’entre-deux-guerres, va tenter de renouer le dialogue avec les communistes (dont il se sent toujours proche, du moins dans l’esprit « vieux-bolchéviques de 1917 »), et propose sa collaboration à la revue. Il n’obtiendra comme réponse que de nouveaux articles qui, reprenant les arguments de « La nouvelle Critique », l’accusent lui et son Mouvement de collaborer avec la réaction ! Rien de moins ! Et cette accusation est parfaitement stupide surtout quand on sait qu’une énorme proportion des militants de l’I.C.E.M. adhèrent à la tendance syndicaliste-révolutionnaire de L’École Émancipée dans la Fédération de l’Éducation Nationale…WALLON en personne participe à l’offensive, en critiquant les conceptions pédagogiques de FREINET, avec toujours bien entendu la complicité de sa secrétaire, « LA » SECLET-RIOU comme l’appelait dédaigneusement FREINET. Ces attaques continueront jusqu’en 1954, et alimenteront au sein même de l’I.C.E.M. les initiatives de communistes orthodoxes, comme André FONTANIER et Suzanne DUBOIS, bien rodés aux techniques de l’activité fractionnelle.

Mieux encore, c’est au sein de l’entreprise de la C.E.L., entreprise coopérative dont FREINET assume le poste de Directeur, avec un Conseil d’Administration élu, que le P.C.F. va porter également ses coups dès 1952.

La plupart des employés et ouvriers de la Coopérative sont syndiqués à la C.G.T., et il existe aussi dans l’entreprise une « cellule » du Parti. Jusqu’alors il n’y a guère eu de conflits, car les problèmes se règlent d’ordinaire rapidement, dans un climat de grande confiance, notamment en ce qui concerne l’embauche temporaire de personnels pour répondre à la surcharge de travail liée aux commandes, correspondant au premier trimestre de la rentrée scolaire. D’autre part les salaires pratiqués y sont supérieurs à ce qui est imposé par la convention collective de branche (avec parfois de légers retards dans le versement des salaires, dus à des problèmes conjoncturels de trésorerie). En janvier 1952, à l’instigation de la section de Cannes et surtout de la Fédération des Alpes Maritimes du P.C.F., et obéissant à des consignes venant de la hiérarchie, des membres communistes du personnel de la C.E.L. s’opposent au licenciement pourtant prévu habituellement des travailleurs embauchés temporairement. Comme de bien entendu, la section syndicale C.G.T. de la C.E.L. renchérit, rompant les franches relations avec la direction, et va utiliser toutes les formes d’action, allant jusqu’au sabotage dans l’entreprise, pour tenter de déstabiliser et déconsidérer FREINET. Les incidents se multiplient, comme le conflit délibéré d’un ouvrier (ancien militaire, engagé volontaire en Indochine !) avec son contremaître (José-Luis MORAN, qui fut l’un de ces petits Espagnols hébergés à l’École Freinet pendant la guerre d’Espagne). Le P.C.F. et la C.G.T. soutiennent l’ouvrier, et les journaux communistes et cégétistes locaux, avec comme il se doit les relais de « L’École et la Nation » et de La Nouvelle Critique, mènent une campagne musclée contre « FREINET patron de choc », « Les méthodes patronales de FREINET », « Quand FREINET se démasque »… et autres titres aussi frontaux et directs. Pour parer à un éventuel retour – quoique peu probable – de FREINET et d’Élise au Parti, la « cellule » communiste de la C.E.L. est dissoute par la Fédération des Alpes Maritimes, et ses militants invités à se réinscrire ailleurs à Cannes [15]. Cette campagne est aussi parallèlement destinée à alimenter les arguments des enseignants communistes orthodoxes qui, au sein même du Mouvement, contestent le leadership de FREINET, et qui tentent d’obtenir que leur liste de candidatures aux postes du Conseil d’Administration, conduite par FONTANIER, devienne majoritaire et prenne le contrôle d’une C.E.L. qui tomberait ainsi dans l’escarcelle du Parti.

Ces tentatives échouent, et le C.A. de la C.E.L. soutient énergiquement FREINET en prenant les décisions nécessaires pour sauvegarder l’autonomie de l’entreprise coopérative contre toutes les velléités qui se feront encore jour sporadiquement jusqu’en 1954, au Congrès de Chalons sur Saône où sera adoptée la Charte de l’École Moderne. Quelques militants communistes, par fidélité à leur parti, préfèrent faire le choix de quitter le Mouvement, mais il y a finalement très peu d’entre eux à rejoindre le G.F.E.N. Dans beaucoup de départements cette rupture est vécue comme un véritable déchirement (quelques uns vont d’ailleurs revenir sur leur décision peu après, en 1956, quand leurs yeux se dessillent lors de l’écrasement par les chars soviétiques de la révolution populaire en Hongrie, politique que le P.C.F. approuve et justifie sans réserves !).

Cependant beaucoup de communistes choisissent de rester, de garder leurs habitudes de compagnonnage, désapprouvant toutes les condamnations et jugements sectaires dont FREINET et le Mouvement continuent de faire l’objet de la part des Staliniens français. Quelques uns d’entre eux essaieront bien, dans les années suivantes, d’agir pour infléchir les positions doctrinales de la direction du Parti, mais ce sera bien entendu sans aucun succès. D’autres, écoeurés par toutes ces basses manoeuvres, préfèrent carrément quitter définitivement un Parti qui a utilisé de tels procédés. Ils rejoignent ainsi la grande majorité des adhérents de l’I.C.E.M. qui refusent l’embrigadement politicien .

Dans cette violente polémique avec le P.C.F., FREINET, l’I.C.E.M. et la C.E.L. se sont attirés la sympathie, notamment de quelques syndicalistes « majoritaires » de la F.E.N., socialistes et souvent anti-communistes. La tendance « minoritaire », avec sa revue L’École Émancipée,participe naturellement à la défense de FREINET (mais souvent en y mettant des réserves, car s’il est notoire que la très grande majorité des adhérents de l’I.C.E.M. sont également des militants actifs de cette tendance syndicaliste-révolutionnaire « historique », la réciproque n’est pas vrai, à savoir que tous les militants de l’É.É. ne sont pas adhérents de l’I.C.E.M.-C.E.L., loin s’en faut… surtout de la part des militants trotskystes !).

Les libertaires, à l’instigation entre autres d’Emmanuel MORMICHE et Jacques MÉTIVIER instituteurs des Deux-Sèvres, et d’Honoré ALZIARY du Var, lancent aussi de nombreux appels dans leurs revues et journaux pour soutenir FREINET et le Mouvement.

Cette offensive d’envergure du P.C.F. contre FREINET et son Mouvement se solde pour les Staliniens par un échec cuisant, qu’ils ne pardonneront jamais à FREINET.

Pour le Mouvement Freinet la dynamique constatée depuis la Libération connaît un temps d’arrêt indéniable, voire de difficultés, avec en corollaire un repliement identitaire défensif et une méfiance accrue envers tous les partis politiques (que ce soit la S.F.I.O. ou le P.C.F.) qui conduit à une marginalisation certaine dans le champ politique et social. Ses militants continuent par contre de privilégier l’action syndicale comme moyen de faire pression sur les pouvoirs politiques en place pour moderniser l’école. Quant à FREINET, profondément marqué et blessé par les dérives et les attaques de ce Parti Communiste en qui il avait mis les espoirs révolutionnaires de ses vingt ans pour changer le monde, c’est avec un déchirement certain qu’il rompra définitivement avec lui : « nous avons bien tiré l’échelle » et « pour ce qui me concerne, je suis persuadé que les ponts sont bien coupés » affirme-t-il désormais. Certes il a perdu beaucoup de ses illusions, et de ce fait un certain nombre des valeurs et repères idélogiques qui avaient guidé et donné un sens à son engagement comme à son action, mais continue de dire et d’écrire : « En ce qui me concerne, je n’ai jamais caché mon attitude politique. Aujourd’hui comme hier, je pense que nous devons lutter pour une société socialiste. Pour cette raison, c’est l’homme de demain que nous devons préparer. Notre éducation doit être une éducation en profondeur. Et c’est à l’Ecole qu’on doit la dispenser. Il ne s’agit pas de propagande ».

Épilogue…

(ou un acharnement poussé jusqu’au bout) 

Toutefois le conflit est encore loin d’être achevé. Curieusement il rebondit quelques années plus tard, à Cuba où la révolution conduite par Fidel CASTRO et ses barbus des Caraïbes a pris le pouvoir le 8 janvier 1959, chassant le dictateur BATISTA, et lésant de ce fait les intérêts du capitalisme nord-américain (nationalisation des terres, puis d’entreprises industrielles en août 1960). Afin d’asphyxier la révolution, les U.S.A. ont répliqué par un embargo sur la production sucrière de Cuba, principale production de l’île, ce qui conduit CASTRO pour survivre à se rapprocher des Soviétiques qui s’engagent à lui acheter la moitié de sa production. Il entre alors dans la sphère d’influence de l’U.R.S.S…. On connaît la triste suite !

A Cuba se trouvent de nombreux Espagnols, réfugiés politiques de la guerre civile et de la seconde guerre mondiale. Parmi eux quelques enseignants du Mouvement espagnol de l’Imprimerie à l’École, dont Herminio ALMENDROS. Inspecteur primaire en Catalogne, il fut l’un des fondateurs et animateurs du Mouvement dans les années 30, et l’instigateur de la création de l’École Freinet de Barcelone en 1937. Antifranquiste, il a participé à la guerre civile, puis a trouvé asile à Cuba en 1939 avec d’autres compagnons (Ramon COSTA-JOU). Toujours passionné par son métier, il se consacre à l’enseignement, d’abord dans une école privée, puis à l’Université d’Oriente à Santiago de Cuba en 1951. Herminio ALMENDROS s’engage aux côtés de la Révolution cubaine, et comme il est apprécié et connu du milieu intellectuel progressiste, CASTRO lui propose des postes importants dans le système éducatif que crée le gouvernement révolutionnaire. Il lui demande de faire des propositions pour une campagne d’alphabétisation de masse dans ce pays où la moitié des enfants ne sont pas scolarisés, et ALMENDROS propose le système des « cités scolaires ». Ainsi sera créée dans la Sierra Maestra, à titre expérimental, la cité scolaire « Camilo Cienfugos » qui regroupe tous les enfants analphabètes de la région. Et CASTRO, dans un discours radiodiffusé (fleuve, comme à son habitude) de vanter et recommander les bienfaits de l’École Moderne et des techniques de l’Imprimerie à l’École : « Les Cités Scolaires continuent. C’est là une entreprise révolutionnaire, entièrement nouvelle dont l’objectif précis est d’appeler, de rassembler tous les enfants isolés dans la montagne pour les faire vivre en véritable communauté dans ces centres … Aujourd’hui, dans nos Cités Scolaires, les enfants ont des imprimeries. Ils vont en promenade, visiter tout ce qui les intéresse dans la Nature ou dans le domaine de l’économie … Ils observent, racontent ce qu’ils ont vu, en discutent, demandent des explications, émettent toute une série d’idées, de projets très vivants et réels … Le meilleur travail de ces élèves est retenu, écrit au tableau, et à nouveau discuté avant que d’être imprimé … Par ailleurs, ils font de la peinture et toutes les techniques d’expression artistique … Ils disent les choses qu’ils ont observées aux champs, tous les événements de la campagne qu’ils ont vus, qu’ils ont vécus … C’est ainsi qu’ils s’habituent à utiliser l’écriture comme moyen d’expression de leurs idées … Alors se développera d’une manière fantastique l’intelligence vraie de ces enfants qui très certainement nous dépasseront dans tous les domaines » [16]. Et puis, brusquement, ALMENDROS est mis au rancart en 1962. Sa disgrâce est déguisée en promotion, et il est nommé « directeur de l’Edition pour les jeunes ». Son fils, le cinéaste Nestor ALMENDROS, qui dénoncera à maintes reprises et sous diverses formes le régime dictatorial mis en place par CASTRO, publie en 1986 en Espagne un petit livre intitulé CUBA : pedagogía y sectarismo [17], plus quelques articles dans El Pais où il explique comment son père fut persécuté en Espagne et trahi à Cuba, et dans quelles conditions le livre que ce dernier rédigea en 1963 « Campagne sectaire contre l’École Moderne » vient d’être édité, seulement 23 ans plus tard, à La Havane par les autorités castristes sous un autre titre : « La Escuela Moderna ¿reacción o progreso ? » [18]. Cette édition nationale est réalisée afin de contrer l’éventualité d’une édition étrangère, ce qui a le mérite de présenter un vernis de libéralisme culturel du régime, mais avec une préface qui met en garde le lecteur contre les idées de l’auteur !Herminio ALMENDROS y explique on ne peut plus clairement que ce sont des enseignants français communistes, lors de leur visite à Cuba, qui ont vivement conseillé aux autorités de renoncer aux méthodes Freinet. Et ces enseignants ne sont pas des inconnus puisqu’ils se nomment Georges COGNIOT, Roger GARAUDY, et Georges FOURNIAL (un des pires ennemis de FREINET selon l’auteur). A leur retour en France sera publié par la P.C.F. en 1962 un ouvrage collectif auquel GARAUDY et FOURNIAL participeront : « Éveil aux Amériques. CUBA », qui sera préfacé par Jacques DUCLOS. Relatant sa visite à la Cité Scolaire « Camilo Cienfuegos », FOURNIAL y dénonce sans appel» l’expérience des techniques artisanales d’une pédagogie vaguement anarchiste ».Herminio ALMENDROS analyse les raisons de cette opposition et remonte à la campagne dont FREINET a fait les frais en France, et dont il a toujours été tenu au courant, et ses répercussions ensuite à Cuba. Nestor ALMENDROS, dans un courrier adressé aux « Amis de FREINET » (reproduit avec tout un dossier sur le sujet dans le Bulletin N° 48 de décembre 1987), écrit ceci :

« … Oui, je connaissais ce discours de Fidel Castro favorable à l’expérience éducative nouvelle tentée par mon père aux premiers temps de la Révolution cubaine. Mais, il ne faut pas oublier que, à l’époque, le nouveau régime n’avait pas encore jusqu’à 1961, un gouvernement de coalition où étaient représentés plusieurs tendances. F. Castro a changé totalement de cap du point de vue idéologique dès qu’il s’est allié avec le bloc soviétique. N’étant pas un pédagogue, il s’est laissé conseiller par les communistes français visitant Cuba à l’occasion (Fournial, Garaudy, etc…) et aussi par les pédagogues soviétiques et de la R.D.A. Depuis Castro n’a plus parlé de la Méthode FREINET. Le Ministère d’Education cubain a même détruit les petites presses à main qui allaient être distribuées. C’est cela justement le sujet du livre de mon père (en grande partie)… » Dans son ouvrage « CUBA : pedagogía y sectarismo » l’auteur précise : « On ne peut pas laisser de côté un autre facteur : le principal instrument de travail de l’Ecole Moderne est une petite presse à main d’utilisation facile. Les enfants composaient des textes, avec des lettres, mettaient de l’encre et imprimaient des feuillets qu’ils échangeaient avec d’autre écoles. Danger mortel ! Si la méthode se généralisait, il y aurait des centaines, des milliers de presses à la portée de n’importe qui, dans tout le pays. Que de tentations pour que fleurissent dans le futur les célèbres « samizdats » si craints dans les pays communistes ! » [19].

Tout autre commentaire paraît ici superflu. Pour exemple il suffit de se référer également à ce qui se passe encore aujourd’hui, dans la Chine communiste, où les printemps des droits de l’homme à Pékin ont bien du mal à poindre, et où les auteurs de « samizdats » sont toujours impitoyablement pourchassés, arrêtés et rééduqués ! Quant à l’éducation caporalisée qui y est dispensée, inutile d’envisager que des journaux scolaires montrant l’expression libre et la créativité des enfants puissent un seul instant y fleurir … Jusqu’au bout la hargne venimeuse des Staliniens accompagnera FREINET, jusqu’à cet article paru dans « L’Humanité » du 19 juillet 1966, onze jours après sa mort, et sous la plume de sa pire ennemie Fernande SECLET-RIOU : « FREINET et l’École Moderne. Fut-il un pédagogue de progrès ? » Le « cas FREINET » y est décrit comme un personnage pittoresque, original, un révolté anarchisant plus qu’un révolutionnaire, faisant preuve d’un anti-intellectualisme déconcertant. Son intelligence semble-t-il accédait malaisément aux idées générales pour lesquelles il affichait un certain mépris. Mégalomane, il sous-estima l’oeuvre de Henri WALLON, traita cavalièrement le grand savant Paul LANGEVIN. La question de savoir s’il fut « démocrate » n’est pas résolue. Et la phrase de conclusion vaut son pesant de jésuitisme : « S’il commit des erreurs pédagogiques et politiques graves, il n’en demeure pas moins qu’il aima son métier pour le vouloir perfectionner. A cause de cela, il doit être mis au rang des hommes de bonne volonté. » En cette année de célébration du Centenaire de FREINET, trente années après, le Parti Communiste semble avoir corrigé sensiblement son opinion, et Christian CARRÈRE peut écrire dans « L’Humanité » du 10 août 1996 : « … Dommage qu’à l’époque le PCF, auquel il a appartenu, ait jugé utile d’apporter dans ce débat un point de vue qui relevait d’ailleurs plus de l’anathème que de la critique. » Pour notre part, nous préférons lire la prose du « Canard Enchaîné » du 9 novembre 1966 qui écrivait dans un article de propositions des lecteurs pour un prix Nobel de la paix (où furent plébiscités Louis LECOIN et Jean ROSTAND) : « … Et enfin, à titre posthume, car il vient hélas ! de mourir, le grand pédagogue FREINET, grâce à qui, dans des milliers de classes, maîtres et enfants travaillent dans la paix et la joie ».

Et cette amitié lucide du « Canard » perdure encore au 1er novembre 1995 dans cet article « Le plan effigie-pirate » dû à Frédéric Pagès (également ancien instituteur « Freinet ») : « Célestin FREINET n’aura pas droit à un timbre. A l’occasion du centième anniversaire de sa naissance (1896), le célèbre pédagogue, fondateur d’un mouvement mondialement reconnu, n’a pas été jugé digne d’être honoré par la Poste française, qui lui a préféré entre autres les illustrissimes Jacques Rueff, Jacques Marette et même la « maison natale de Jeanne d’Arc ». Il est vrai que Célestin Freinet, à qui on doit l’invention de la correspondance interscolaire, n’était pas du genre cul-bénit : laïque, graine d’anar et antimilitariste. Mais le ministre Fillon en a décidé ainsi. Pas de timbre sur Freinet, ses écoles, sa méthode … Avec la Pucelle, c’est sûr, on sera mieux affranchi. »

Henri PORTIER

Commission Histoire des « Amis de Freinet »

Notes

[1 Clarté  : D’abord hebdomadaire, et voulant être une Internationale des intellectuels hostiles à la guerre, fondée en 1919 par Henri BARBUSSE et ses amis de l’A.R.A.C. (Association Républicaine des Anciens Combattants) Paul VAILLANT-COUTURIER et Raymond LEFBVRE (qui disparaîtra dans des circonstancesmystérieuses et suspectes au large de Mourmansk l’été 1920, avec les anarcho-syndicalistes LEPETIT et VERGEAT, au retour d’un Congrès mouvementé à Moscou de l’Internationale syndicale). Puis revue mensuelle, favorable à la révolution russe prolétarienne, de novembre 1921 à janvier 1926 (environ 2000 abonnés), animée par Marcel FOURRIER et Jean BERNIER, avec des collaborations comme celles d’André BRETON et Victor SERGE. Ensuite, sous la direction de Pierre NAVILLE, exclu du Parti Communiste en 1926, la revue prendra une orientation trotskyste jusqu’à sa disparition en 1929, remplacée par La lutte des classes. Cette revue fut un réel laboratoire d’idées révolutionnaires, de recherches théoriques et pratiques, de controverses et d’utopies, et son rayonnement fut des plus importants auprès de toute une génération de jeunes intellectuels.

[2Les Humbles : Revue littéraire (mensuelle) des Primaires, fondée en octobre 1913 par six élèves de l’École Normale d’Instituteurs de Douai, paraît jusqu’à la guerre. Reparution à partir du 1er Mai 1916 jusqu’en 1940 sous la direction de Maurice WULLENS. De nombreux instituteurs(trices) font partie du millier d’abonnés, notamment parmi les adhérents de l’École Émancipée et de l’Imprimerie à l’École. S’y cotoieront des collaborateurs très variés, mais le plus souvent libertaires, avec parfois aussi des écrivains de renom comme Romain ROLLAND, Stefan ZWEIG ou Victor SERGE. De nombreux suppléments seront édités en numéros spéciaux.

[3] Élise LAGIER-BRUNO : Institutrice, marxiste-léniniste enthousiasmée par la révolution russe, elle rencontre FREINET après son voyage en URSS. Ils se marient en 1926. Artiste graveur, elle est lauréate du prix Gustave DORÉ de 1927.

[4] Maurice WULLENS : Co-fondateur puis directeur de la revue Les Humbles, cet instituteur est gravement blessé et mutilé pendant la guerre. Profondément pacifiste, ce libertaire collabore aussi régulièrement à de nombreuses publications, dont La Revue Anarchiste où il y assure la rubrique mensuelle de la « Revue des revues ». Il ne peut donc ignorer les articles qui y paraissent sur la révolution russe, tels que ceux des numéros des années 1922-1923 : « Choses vécues » et « la démocratie et les masses travailleuses dans la Révolution Russe » de VOLINE (qui écrira plus tard « la Révolution inconnue »), ainsi que « la Makhnovstchina » d’ARCHINOV, et le fameux texte sur « l’opposition ouvrière » d’Alexandra KOLLONTAÏ dans le numéro de novembre 1923. Après son voyage en URSS en 1925 il n’adhère pas au Parti, mais reste un défenseur de l’URSS. Ce n’est qu’après l’expulsion de TROTSKY par STALINE qu’il convient de son erreur et de son aveuglement. En 1935, avec André BRETON et le Dr FERDIÈRE, il mène une campagne vigoureuse pour faire libérer du goulag leur ami Victor SERGE, puis en 1936 contre les « procès de Moscou ». Un des tout premiers adhérents de l’Imprimerie à l’École et de son Mouvement, il déclenche en 1936, à propos de l’URSS et du stalinisme, une passionnante controverse avec FREINET, qui est publiée dans l’Éducateur Prolétarien.

[5]  M.O.R  : ou « Minorité Oppositionnelle Révolutionnaire », tendance minoritaire organisée en fraction par le Parti Communiste pour tenter de prendre le contôle de la Fédération de l’Enseignement Unitaire, une des rares fédérations de la C.G.T.U. qui résistera à l’inféodation au Parti Communiste, malgré les multiples pressions et campagnes d’intimidation exercées au niveau confédéral.
– Lettre à DOMMANGET du 13 décembre 1926 (cf. M. LAUNAY, in Actualité de la Pédagogie Freinet, P. CLANCHÉ et J. TESTANIÈRE – éd. P.U.B. Bordeaux 1989.)

[6] Virgile BAREL : Instituteur des Alpes-Maritimes, à Menton. Un des tout premiers adhérents de « l’Imprimerie à l’école ». Il deviendra député communiste, et sa très longue carrière (doyen de l’Assemblée Nationale) suivra tous les méandres de la politique du P.C. Lors des attaques des Staliniens contre Freinet dans les années 50 il s’abstiendra (courageusement !) de prendre position… pour défendre son « camarade » FREINET, ayant totalement oublié qu’il faisait partie dès 1926 des pionniers du Mouvement Freinet, éditant alors le journal de sa classe Menton gazette.

[7] Une majorité de libertaires furent les premiers adhérents coopérateurs. Outre Maurice Wullens, Alziary, Bordes, Faure, Cornec, Daniel, Mormiche… le groupe girondin fondateur et administrateur de la C.E.L. (Coopérative de l’Enseignement Laïc) adhérait à la Ligue Syndicaliste (confirmé dans un entretien le 8/4/19989 par Jean BARRUÉ, 87 ans, disparu en août 89). A signaler également l’adhésion à la C.E.L. en 1932 de la philosophe Simone WEIL, militante anarcho-syndicaliste.

[8« Nous vivions dangeureusement une époque dangeureuse… Mais nous ne nous contentions pas de nous défendre, nous attaquions ! » (entretien avec René DANIEL le 17/7/89, 92 ans, disparu le 27/9/93).

[9] Notice individuelle du Cabinet du Préfet des Alpes-Maritimes, concernant les renseignements sur la moralité et la réputation de Célestin FREINET : « FREINET est foncièrement révolutionnaire. Son action politique à Vence et dans notre région a été et est pernicieuse. Il est communiste à tendance anarchiste. Il a une imprimerie et on le soupçonne de tirer des tracts en fraude. Sa présence à Vence constitue un réel danger pour le moral de la population et des troupes stationnées. L’autorité militaire insiste pour qu’il soit interné d’urgence dans un camp de concentration et j’estime indispensable qu’il soit frappé sans délai de cette mesure de rigueur. »

[10] Jean-Paul LE CHANOIS (DREYFUS) : Membre du Groupe Octobre dans les années 30. Fidèle et très actif militant du P.C.F. dans les milieux du cinéma et du théâtre. Il a peut-être déjà entendu parler de FREINET par ses amis Yves ALLÉGRET, Jacques et Pierre PRÉVERT, Marcel DUHAMEL qui participèrent au film documentaire engagé Prix et Profits produit par la C.E.L. en 1932. Mais c’est surtout grâce à son amie Suzanne COINTE qui, avant-guerre, l’avait longuement entretenu avec chaleur de l’école de Vence de FREINET où se trouvait en internat son neveu. Et c’est en souvenir de cette grande résistante (cf. « l’Orchestre Rouge »), arrêtée et décapitée à la hache par les nazis à Berlin, que LE CHANOIS se rendra en 1946 à Vence, y rencontrera les FREINET, et que le projet de L’École Buissonnièreprendra corps. (in Le temps des cerises Jean-Paul LE CHANOIS – entretiens avec Philippe ESNAULT- édition Institut Lumière / Actes Sud 1996).

[11] Georges COGNIOT : Adhère au Parti Communiste à 20 ans en 1921, année où il est reçu à l’École Normale Supérieure ; puis agrégation des Lettres en 1924. Permanent en 1928 de la fédération de l’Internationale de l’Enseignement (dépendant du Komintern) et animateur de la tendance M.O.R. de la Fédération Unitaire C.G.T.U. Suppléant au Comité Central en 1936, année où il est élu député de Paris. Représentant du Parti français à Moscou auprès de l’Internationale. Rédacteur en chef de L’Humanité en 1938. Résistant, il est réélu député à la Libération. Membre du Comité Central il travaille pour le Kominform et la politique de STALINE dont il est le très zélé serviteur avec DUCLOS. Secrétaire particulier de THOREZ de 1953 à 1964. Sénateur il fonde l’Institut THOREZ. Archétype de l’apparatchik stalinien du P.C.F.

[12]Anton MAKARENKO : Professeur d’Histoire ukrainien, fonde dès 1920 les fameuses « colonies » ukrainiennes destinées à accueillir des orphelins de la guerre civile, puis de la grande famine qui suit. Ces colonies de rééducation baptisées « Gorki », puis « Dzerjinski » du nom du patron de Makarenko, ministre-sinistre et chef de la Tchéka (puis Guépéou, puis NKVD), n’avaient rien de colonies de vacances… Le knout était couramment utilisé, et des mômes se pendirent dans ces bagnes pour enfants ! Quant aux écrits de MAKARENKO, ce sont des écrits de propagande pour décrire sous forme romancée le vert paradis du socialisme à la sauce stalinienne. Le régime s’en servit abondamment, surtout après 1945 où Poème pédagogique et autres drapeaux sur les tours… furent diffusés en Occident. Le régime en fit même un film à très grand succès dès 1930 de Nicolas EKK, le premier film parlant soviétique : Le chemin de la vie. La plupart de ces jeunes encasernés, encadrés militairement et le crâne bourré de préceptes idéologiques, devinrent par la suite de brillants militaires et… policiers du régime. Tous les gosses rebelles ou réfractaires, comme par exemple les enfants des parents anarchistes-makhnovistes, furent « dressés » avec un statut très particulier de « fils de brigands » ! Et les adolescents contestataires envoyés dans des goulags …

[13] Roger GARAUDY : Cet universitaire catholique et marxiste, membre du Parti, sert alors de faire-valoir à la politique de la main tendue des communistes aux chrétiens. Inutile d’épiloguer sur la carrière de ce triste sire qui, aujourd’hui converti à l’Islam, est devenu le parangon des thèses révisionnistes d’extrême-droite (cautionné dans ses allégations par un certain Abbé Pierre). La vieillesse ne peut hélas tout expliquer !

[14] Étienne FAJON : Instituteur, membre du Parti depuis 1926. Révoqué de l’enseignement en 1931. Membre du Comité Central en 1932, puis député de Courbevoie en 1936. Arrêté et déporté en Algérie en 1940. Au Comité Central en 1943 à Alger, il devient titulaire du Bureau Politique en 1947, et participe avec DUCLOS aux réunions du Kominform. Modèle de l’inconditionnel à THOREZ et à STALINE, il est Secrétaire du Parti de 54 à 56, puis devient directeur de L’Humanitéen 58.

[15] Cette technique de dissolution de la cellule sera utilisée en 1970 par le Parti pour éliminer un autre contestataire  : Charles TILLON, l’un des fondateurs du Mouvement communiste de Résistance des F.T.P.F. et ancien ministre à la Libération, qui avait osé dénoncer la collaboration active pendant la guerre, comme travailleur volontaire en Allemagne nazie… d’un certain Georges MARCHAIS, devenu Secrétaire général du P.C.F. par la suite.
En effet, selon les statuts du Parti, c’est la cellule elle-même qui est seule habilitée à prononcer l’exclusion du Parti de l’un de ses membres. Et quand elle se refuse à le faire, et donc à obéir aux ordres venus de plus haut… c’est à la Fédération départementale de dissoudre ladite cellule. Rien de plus simple !

[16] Discours reproduit en partie, et présenté par FREINET, dans L’Éducateur N° 2, du 15 octobre 1961.

[17]  Nestor ALMENDROS : Né à Barcelone en 1930, il rejoint son père exilé à Cuba en 1948. Étudiant en philosophie et en lettres, il réalise quelques films d’amateur. Suit des cours de cinéma à New York et à Rome. Rejoint Cuba à la chute de BATISTA et y réalise une vingtaine de courts métrages documentaires. Puis il s’exile en France en 1961, et son film « Gente en la playa » est interdit à Cuba. Sa carrière se poursuit comme chef opérateur avec les réalisateurs de la Nouvelle Vague (ROHMER, TRUFFAUT…). En 1984 il réalise un documentaire très critique sur Cuba « Mauvaise conduite ». Décédé en 1992.

[18]  Herminio ALMENDROS, La Escuela Moderna ¿ reacción o progreso ?,Editorial de ciencias sociales, La Habana, 1985.

[19]  Les presses détruites avaient été commandées à la C.E.L. à Cannes.
A noter aussi que, pendant la seconde guerre mondiale, des instituteurs résistants se servirent de ces « petites presses C.E.L. » pour tirer des tracts appelant à lutter contre les occupants nazis et les collaborateurs.